27 août… et demi
La façon dont Harrow a parlé à Misty. La façon dont il a expliqué que, selon la légende de l’île, Misty ne peut pas ne pas réussir comme artiste.
Elle est condamnée à la célébrité. Son talent est sa malédiction. Vie après vie.
Elle a été Giotto di Bondone, puis Michelangelo, puis Jan Vermeer.
Ou bien Misty a été Jan Van Eyck et Leonardo da Vinci et Diego Velâzquez.
Puis Maura Kincaid et Constance Burton.
Et maintenant elle est Misty Marie Wilmot, mais il n’y a que son nom qui change. Elle a toujours été artiste. Elle sera toujours artiste.
Ce que l’on n’enseigne pas à la fac d’arts plastiques, c’est comment ta vie tout entière n’est que la découverte de celui ou celle que tu étais déjà.
Pour information, juste au cas où, c’est Harrow Wilmot qui raconte tout ça. Le père de Peter, givré et assassin. Le Harry Wilmot qui se cache depuis que Peter et Misty se sont mariés. Dès avant la naissance de Tabbi.
Ton givré de père.
S’il faut en croire Harry Wilmot, Misty est à elle seule tous les plus grands artistes à avoir jamais vécu.
Il y a deux cents ans, Misty était Maura Kincaid. Il y a cent ans, elle était Constance Burton. Au cours de cette existence précédente, Constance a vu un bijou, une bague ayant appartenu à Maura, qu’arborait un des fils de l’île en train d’accomplir son grand tour d’Europe. C’est par accident qu’il l’a trouvée et l’a ramenée. Après la mort de Constance, les gens ont vu à quel point son journal intime correspondait à celui de Maura. Les existences des deux femmes étaient identiques, et Constance avait sauvé l’île de la même manière que Maura l’avait sauvée avant elle.
La façon dont son journal intime correspondait point par point au journal intime précédent. La façon dont chaque nouvelle version de son journal intime correspondra point par point au journal intime précédent. La façon dont Misty sauvera toujours l’île. Grâce à son art. C’est cela, la légende de l’île, selon Harrow. Tout est de son fait, à elle.
Cent ans plus tard – alors que leur argent commençait à s’amenuiser – ils ont envoyé les fils de l’île à sa recherche. Encore et encore, nous l’avons ramenée et forcée à répéter sa vie précédente. En utilisant les bijoux comme appâts, parce que Misty allait les reconnaître. Elle les adorait sans savoir pourquoi.
Eux, tout le musée de cire de Waytansea Island, ils savaient qu’elle serait un grand peintre. À la condition de lui infliger la torture adéquate. De cette façon dont Peter disait toujours que le meilleur art naît de la souffrance. De la façon dont le docteur Touchet dit que nous sommes à même de nous connecter à quelque inspiration universelle.
Pauvre petite Misty Marie Kleinman, la plus grande artiste de tous les temps, leur sauveur. Leur esclave. Misty, leur vache à lait karmique.
Harrow a expliqué comment ils se servent du journal intime de l’artiste précédente pour mettre en forme la vie de l’artiste à venir. Son époux devait mourir au même âge, et ensuite un de ses enfants. Ils pouvaient simuler les morts, ainsi qu’ils l’avaient fait pour Tabbi, mais pour ce qui est de Peter – eh bien, Peter leur avait forcé la main.
Pour information, juste au cas où, sache que Misty est en train de raconter tout ça à l’inspecteur Stilton qui les conduit tous les deux au Waytansea Hôtel.
Le sang de Peter plein des somnifères qu’il n’a jamais pris. Le certificat de décès qui n’existait pas au nom de Harrow Wilmot. Misty dit : « Ça doit être les mariages consanguins. Ces gens sont fous à lier.
— Mais vous oubliez, lui a dit Harrow, c’est là qu’est la vraie bénédiction. »
À chaque mort, Misty oublie celle qu’elle était – mais les insulaires se transmettent l’histoire de génération en génération. Ils se souviennent de manière à pouvoir la retrouver et la ramener sur l’île. Pour le restant de l’éternité, toutes les quatre générations, au moment où l’argent commencera à se faire rare… Lorsque le monde menace de les envahir, ils la ramènent et c’est elle qui sauvera leur avenir.
« Ainsi que vous avez toujours fait, vous continuerez à faire, pour toujours », a déclaré Harrow.
Misty Marie Wilmot, reine des esclaves.
La Révolution industrielle rencontre l’ange gardien.
Pauvre d’elle, elle, la chaîne de montage des miracles. Pour l’éternité tout entière.
De plus rien à la peau sur les os en trois générations. Pour information, juste au cas où.
Harrow a précisé : « Vous tenez toujours un journal. Lors de chacune de vos incarnations. C’est de cette façon que nous pouvons anticiper sur vos états d’âme et sur vos réactions. Nous connaissons le moindre de vos gestes. »
Harrow a bouclé un rang de perles autour du poignet de Grâce et attaché le fermoir, en ajoutant : « Oh, votre retour nous est indispensable afin de démarrer le processus, mais nous ne voulons pas nécessairement que vous meniez votre cycle karmique jusqu’à son terme. »
Parce que cela signifierait tuer la poule aux œufs d’or. Ouais, l’âme de Misty s’en irait vers d’autres aventures, mais trois générations plus tard, l’île serait pauvre de nouveau. Pauvre et envahie par des foules de riches étrangers.
La fac d’arts plastiques ne t’apprend pas la manière d’échapper au recyclage de ton âme.
Reconstitution historique d’époque. Sa propre immortalité fabrication maison.
« En fait, a précisé Harrow, le journal intime que vous tenez en ce moment, les arrière-arrière-petits-enfants de Tabbi le trouveront extrêmement utile quant à la manière de se comporter à votre égard lors de votre prochaine réapparition. »
Les propres arrière-arrière-arrière-petits-enfants de Misty. Qui se serviront de son livre. De ce livre-ci. « Oh, je me rappelle, a dit Grâce. Quand j’étais toute petite fille. Toi, tu étais Constance Burton, et j’adorais ça, quand tu m’emmenais faire voler les cerfs-volants. »
Harrow a dit : « Sous un nom ou sous un autre, vous êtes notre mère à tous. »
Grâce a ajouté : « Tu nous as aimés, tous autant que nous sommes. »
S’adressant à Harrow, Misty a dit : Je vous en prie. Dites-moi simplement ce qui va se passer. Est-ce que les peintures vont exploser ? Est-ce que l’hôtel va s’effondrer dans l’océan ? C’est quoi ? Comment sauve-t-elle tout le monde ?
Et Grâce a fait glisser son bracelet de perles d’une secousse à l’entour de sa main avant de répondre : « Tu ne le peux pas. »
La plupart des grandes fortunes, explique Harrow, se fondent sur les souffrances et les morts de milliers de gens ou d’animaux. En moissonnant quelque chose. Il donne à Grâce un truc en or et tend une main, en remontant la manche de sa veste.
Et Grâce maintient les deux parties de chemise dans lesquelles elle insère un bouton de manchette, en concluant : « C’est juste que nous avons trouvé un moyen de moissonner les gens riches. »